Les joies du trou

Une quinte de toux lui prit la gorge. Ça l'éjecta aussitôt du néant paisible dans lequel il était confortablement plongé. Le froid mordant lui trouait la peau. River déglutit. « J'suis vivant » murmura-t-il avec un ébahissement presque teinté de soulagement. Sa tête cognait. Ce n'était effectivement pas assez agréable, ni assez vide pour être la mort. Des flashs de mémoire lui plombèrent davantage le crâne. Les archives des reapers. L'alarme. Le piège. Son épuisement exponentiel et inéluctable. Séléna et Clifford qui lui tournaient le dos avec confiance, persuadés qu'il serait de toute façon juste derrière, comme toujours, invaincu, increvable. Il leur avait dit « J'arrive » tout en sachant parfaitement qu'il n'arriverait pas. Les mages noirs qui le cernaient, ses muscles lourds qui l'avaient défendu jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien. C'était foutrement long. Il avait attendu la mort comme un putain de bus en retard. Elle n'était pas venu. Le soulagement furtif quitta ses traits, laissant place à la triste réalité : non, ce n'était pas une bonne nouvelle. « Et merde, j'suis vivant » soupira-t-il, profondément las. Ses vacances au soleil, de l'autre côté du rivage, allongé sur les champs de fleurs avec tous ses potes chus, allaient devoir attendre. Son corps était lourd, et son cul anesthésié à force de reposer sur le béton froid. Il remua légèrement ses membres engourdis. Attachés au-dessus de sa tête, ses poignets brûlèrent. Il cligna plusieurs fois des yeux et remarqua qu'une paire de godasses approchait de lui. Quelqu'un venait d'entrer dans sa geôle. River releva lourdement la tête.

Ses yeux s'écarquillèrent d'effroi et de douleur. D'effroi parce qu'il avait en face de lui la seule personne de ce royaume qu'il ne voulait plus jamais voir (même Nyx lui semblerait de meilleur compagnie). De douleur parce que malgré tous ses efforts, malgré tout le temps passé, il n'arrivait pas à la haïr. C'était quoi cette fâcheuse manie, à ne pas être foutu de faire une croix sur les personnes et sur les souvenirs, aussi facilement qu'on faisait une croix sur lui. Encore que Daria, c'était différent et il s'en rendait compte : elle n'avait pas menti. Elle n'avait pas fait semblant. C'était une ordure, elle n'en avait rien à foutre de la vie des autres, c'est pourquoi c'était si facile pour elle de lui rendre service, à lui, sous Faust, en tuant des innocents à sa place, là où il n'avait pas eu le courage de le faire. Accepter ce fait lui avait pris du temps, parce qu'il se rendait compte qu'il l'avait aimée ainsi, il avait aimé un monstre au point de fermer les yeux sur sa nature. Cela faisait peut-être de lui un monstre aussi. Mais avec lui, elle n'en était pas un. Elle était juste Daria. Ils avaient fait la taule ensemble, l'entraînement ensemble, ils étaient les rejetés dans un monde de merde et ils prenaient ça plutôt bien. Jadis.

Lizbeth, c'était une autre paire de manche. Une autre histoire. Un truc immensément cinglé. Elle s'était foutu de sa gueule. Elle s'était foutu de leur gueule à tous. Pendant des années. On avait plongé vingt mille dégueu sous les mers. Pierce avait tellement bu la tasse que ses poumons avaient éclaté. Même Skyadrum, à l'heure actuelle, devait prendre des notes sur son cas, impressionné par un niveau de fils de puterie que lui-même n'avait jamais réussi à atteindre. Pierce concevait très mal comment un tel truc fut possible. Toutes ses tronches à qui elle avait souri et qu'elle avait dû buter en secret, quand les gradés regardaient ailleurs. Tous ces gens qui étaient ses camarades de dortoir et qu'elle avait dû laissé crever derrière, au nom de Nyx. Non contente de s'être foutue d'eux, de lui, elle lui rendait une visite de courtoisie alors qu'il se trouvait là, enchaîné à ses pieds. Probablement la place qu'il avait toujours mérité selon elle, la vermine impie. Et il n'avait rien vu venir. Rien.

« Tiens voilà l'écran tactile de la bâtardise. Jamais à court de batterie. Navigue avec fluidité et aisance grâce à son système d'exploitation P-U-T-E  8.2 » murmura-t-il, imitant la promo commerciale avec autant de talent que d'ironie. Toutes les insultes de son répertoire riche en conneries ne la salirait jamais autant qu'elle l'avait sali, mais cela ne le dissuadait pas de jeter de l'acide sur ce visage qu'il avait stupidement aimé. River ne se décourageait jamais devant l'impossible.