Ce monde prenait peu à peu la forme qui lui était destiné. La condition d’entente avec le Royaume de la Lune était autrefois d’éjecter Mystogan de son trône. Depuis que le roi déchu statuait au rang de criminel en chef, donnant sa place aux criminels d’hier, l’alliance Baram n’était plus qu’une entente fragile prête à voler en éclat. Une bombe à retardement. Pour l’instant, les deux camps sauvaient les apparences. Des sourires factices, des échanges cordiaux entre dirigeants lors des rencontres, mais des opérations de sabotage par derrière. Selon Nyx, il fallait aller plus loin. La reine ne faisait pas dans le petit terrorisme de seconde main. Elle était une conquérante. Elle faisait ployer les malédictions centenaires, ainsi que leurs rois. Sa conquête des terres maudites l’avait érigée en légende. Bien qu’elle conservait des quartiers secrets au sein des monts Novara, le pouvoir siégeait à Eulmore, une cité reposant entre les glaciers, qui avait conservé tout son mystère. Désormais la capitale du royaume de la Nuit. La malédiction vaincue de ce continent n’avait fait qu’accentuer la sacralité de Nyx qui en était venue à bout. Assise sur le trône somptueux de la salle principale, une jambe croisée sur l’autre révélée de tout son long par l’échancrure vertigineuse de sa robe pourpre, la reine venait de voir défiler un ensemble de maires de petites contrées. Ils étaient suspectés de dissidence car il contenait mal les factieux sévissant par chez eux, mais espérait jouir d’un traitement magnanime pour cette erreur en courbant l’échine suffisamment bas. Anticiper les procès au tribunal thémésien était à ce jour la meilleure stratégie pour survivre quand on s’écartait de la foi. Des pardons furent attribués, d’autres refusés tandis que Nyx accédait à quelques requêtes intransigeantes du cardinal des hérétiques. Si elle l’écoutait, ils seraient tous morts. Mais elle avait une image de déessse miséricordieuse à entretenir.

La fin de matinée s’allongea à l’infini. Si bien qu’elle dut mobiliser bon nombre de ses ressources mentales pour ne pas céder à la cruauté. À la fin des échanges, elle se leva gracieusement. La traine de sa longue robe caressa le sol au gré de ses pas. Les reapers ouvrirent les portes pour elle. À sa surprise, le cardinal de la foi venait à elle, traînant la patte tandis qu’il conversait avec un membre de la Garde. Le cœur d’un partisan proche de la reine était le plus dur à gagner pour lui. On le soupçonnait de jouer ce grand rôle de prêcheur par amour de lui-même, plus que par amour de Nyx. La reine savait que ce n’était pas le cas. Jamais elle n’aurait accordé une telle place à un impie. Toutefois, c’est l’impression qu’il dégageait et elle devait admettre : de l’amour-propre, il en avait un peu trop. L’humilité qu’il affichait en la remarquant ne la dupait pas sur ce fait. Elle attendit son salut solennel avant de répondre d’une voix chargée de malice. « Mon cher prêcheur, bonjour. » N’ayant aucune envie de retourner en arrière, dans la salle qui avait vu passer trop de petits dirigeants infectes, elle poursuivit sa route en prenant l’allure lente de la promenade, afin de converser avec lui tandis qu’elle retournait à ses quartiers. Nyx ne voulait pas congédier le cardinal de la foi malgré la lassitude jetée sur elle par les insectes d’avant. Une affaire de la plus haute importance le conviait. « Je ne t’attendais pas avant demain. J’ai ouïe dire que ta charge de travail est telle que tu sacrifies bon nombre de repas et de sommeil en mon nom. » Un petit sacrifice, il était capable de bien pire, mais là encore, le statut de martyr le gonflait d'importance. Petit sourire plein de charme. « Cela ne se voit pas. » La présentation de Noé était toujours impeccable, encore plus quand il paraissait devant elle. Après un peu de badinage, la déesse reprit. « Quelles sont les nouvelles par chez nous ? Et chez Skyadrum … ? Je t’ai convoqué pour un constat dont j’ai déjà fait part au cardinal du courage. Je trouve que le roi de la Lune occupe bien trop de terres. Pas toi ? »

Il existe peu de nouvelles aussi réjouissantes que celle de sa reine requérant sa présence. Un délai lui est accordé pour se rendre à Norest, compte tenu de son emploi du temps de Cardinal, mais Noé compte se passer de cette cordialité. Il oublie tous ses plans et emprunte le premier héliport pour rendre visite à sa chère reine. Il espère que la populace n’accapare pas sa précieuse présence plus qu’il n’en faut, il compte sur l’hérésie pour réguler le temps de visite des inférieurs à leur reine. Il ne faudrait pas non plus totalement l’en priver, afin de la sortir de ces gens protocolaires qui peuvent eux se montrer barbants. La Garde ne relève pas le niveau. Shinsegi est probablement le plus divertissant de la bande, et, disons que Malik se respecte aussi, bien que sa posture de commandant le contraint à quelques barrières. Le débarquement à Eulmore s’effectue dans de bonnes conditions. Les premières réceptions sont charmantes. Toutefois, passé l’enceinte du palais, Noé rencontre son premier détracteur, la fameuse Kyoka, qui n’apprécie guère ses méthodes de charmeur quant à la conversion de quelques fidèles. Le réduire à ces pratiques est très réducteur, il tient à le souligner. L’intéressé fait fi de cette mauvaise image et la retient avec lui par une déférence exacerbée. Le Cardinal s’étonne que même en usant du premier niveau de sa magie, censé le rendre fascinant, raisonné, exemplaire, l’accueil du lieutenant soit si distant. A t-elle développé une certaine résistance, est-ce une façade, ou est-ce qu’il a sous-estimé le mépris à son égard ? Sa réflexion est interrompue par une vision de magnificence. Les portes de la salle du trône s’ouvrent sur la grande reine, dont la beauté lui fait oublier toutes les broutilles autour, notamment le fait qu’il ne fait pas l’unanimité en tant que cardinal. Du moment que Nyx l’approuve, les insectes peuvent bien penser ce qu’ils pensent !

« Ma reine adorée, bien le bonjour ! » Gardant son bâton à la verticale, il pose un genou à terre. « Mon cher prêcheur, bonjour. » L'usage du cher, du possessif, et du nom de prêcheur, tout pour lui faire plaisir. Il relève un grand sourire vers elle, mais voilà que la reine est déjà sur le départ ! Noé s’empresse de se relever et se glisse à côté d’elle. « Je ne t’attendais pas avant demain. J’ai ouïe dire que ta charge de travail est telle que tu sacrifies bon nombre de repas et de sommeil en mon nom. »  Bien peu de choses, bien peu de choses ! Par prudence, le cardinal ne confirme pas ses dires. Ce serait comme une forme de plainte. La reine est joueuse, elle tend des pièges à ses fidèles et ceux-ci se sentent bien penauds de tomber dedans ! « Cela ne se voit pas » Il ne s'agit pas d'une remise en question, mais d'un compliment sur la forme qu'il affiche, Noé le sait. Et impossible de retenir un sourire éclatant. On verrait presque une auréole autour de lui avec tant d’éblouissement. Sa précieuse régente juge son charme intact. Seul un idiot ne s’en réjouirait pas. « Merci infiniment tendre déesse ! » Il reprend progressivement son sérieux tandis que la reine met sur la table un sujet plus sérieux, les nouvelles du royaume. « La routine, ma reine. Les fidèles prient, les pécheurs pèchent. Hérésie est très vigilante avec ces derniers, je vous rassure » dit-il d’un ton conversationnel. « Ils ne laissent rien passer. » « Et chez Skyadrum … ? » « Eh bien… » Brève réflexion. Il n’est pas sans nouvelles, loin de là. Mais par où commencer ? Nyx l’aiguille. « Je t’ai convoqué pour un constat dont j’ai déjà fait part au cardinal du courage. Je trouve que le roi de la Lune occupe bien trop de terres. Pas toi ? » Tout Reaper qui se respecte serait d’accord. Que ce soit Mystogan, James, Skyadrum, ceux-là polluaient l’espace réservée à leur déesse. « Vous êtes si douce ma reine. Les impies disent qu’il possède ces terres, vous dites qu’il les occupe… moi je dis qu’il les parasite. Ce monde vous appartient. Mon rôle n’est pas d’en convaincre ses habitants, mais de leur faire voir ce qui est. Skyadrum prend trop de place, je partage cet avis et je ne me présente pas à vous les mains vides de solutions. » Ils atteignent les quartiers de la reine. L’informalité des lieux n’est pas pour son déplaisir. « Les monts Serchel sont une cible idéale. Outre notre connaissance poussée de ce type d’environnement, nous savons que bon nombre d’Earthlandais s’y cachent dans l’espoir d’échapper à la législation de Skyadrum. Nous soupçonnons d’ailleurs un village entier d’earthlandais usant de subterfuges pour masquer leur véritable nature. C’est un fait qu’il nous reste à prouver mais nous sommes à peu près certains que Blood Moon n’a pas encore tourné le regard vers eux. Ces civils se trouvent en terres de hautes altitudes particulièrement reculées, et particulièrement hostiles. Devrions-nous commencer par là ? »

« La routine, ma reine. Les fidèles prient, les pécheurs pèchent. Hérésie est très vigilante avec ces derniers, je vous rassure. Ils ne laissent rien passer. » « C’est leur rôle. » approuva la reine avec un doux hochement de tête. « Il profite d’ailleurs au tien, d’après ce que l’on me rapporte. Certaines de tes recrues ont d’ailleurs intégré Soul Reaper. Ils ne brillent pas pour leur excellence, mais leur détermination à grandir est plus que satisfaisante. » En réalité, ces mages avaient un niveau plus que respectables, mais Nyx se permettait toujours plus d'exigence afin de pousser, justement, vers cette excellence. «  Bon travail. » accorda-t-elle tout de même. En situation de crise, la miséricorde de Noé (et son pouvoir d’influence) convertissait ses cibles avec plus d’efficacité qu’une simple visite de courtoisie. Hérésie et Foi établissaient un équilibre nécessaire, ainsi qu’un rouage de l’embrigadement efficace. Il ne fallait pas que l’un prenne le pas sur l’autre, au risque de ramener l’insurrection ou la paresse.  

Deux membres de la garde se postèrent à la double porte qu’elle franchit, menant à son espace personnel fastueux. Décorations d’or, porcelaine, cheminée, moulures, colonnes en pierre de taille et hauteur sous plafond fabuleuse. Elle se prélassa sur le sofa de velours carmin. Un bras replié sur l’accoudoir, assise sur une hanche, elle replia ses jambes sur son nid, écoutant avec attention les révélations de son fidèle serviteur. Elle esquissa un mince sourire appréciateur que Noé demeure dans la recherche de solutions active dans l’extension de son pouvoir. Ce partage de la carte, cette situation qui stagnait, la reine en était lassée. Ils risquaient hélas d’y demeurer tant qu’ils ne seraient pas certains que la victoire fut de leur côté en cas de guerre. Pour cela, il fallait s’assurer que les meilleurs et le nombre furent dans leur camp. Le cardinal avait d’ailleurs une petite idée sur la façon de pousser un peu plus la barre de ces deux critères. Il lui narra l’existence d’un village d’earthlandais rebelles sur les terres placées sous la juridiction de Skyadrum. Le Royaume de la Nuit étant expert des milieux glacées, ses espions avaient été au fait de leur cachette bien avant le dirigeant de Lune. Il fallait admettre, également, que Nyx surveillait son Royaume avec encore plus de rigueur qu’elle ne surveillait le sien. La politesse devait lui être, sans aucun doute, retournée.

« C’est un bon début. » Elle maqua un silence, le temps de peser le pour et le contre sur la marche à suivre. Une certaine envie d’aventure faisait son cheminement dans son esprit. « Cela fait longtemps que je n’ai pas voyagé hors de mes contrées. Les mêmes visages et les mêmes paysages se succèdent. Cela commence à m’ennuyer. » Elle soupira. « Bien que l’on reste sur un environnement connu, j’aimerais visiter cet endroit. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas apporté ma contribution aux conquêtes des villes. » Elle lui adresse un sourire taquin. « J’aimerais faire ce voyage avec toi. Nous verrons si ces gens en valent la peine, et si je n’ai pas perdu la main. Qu’en dis-tu ? Penses-tu qu’il faille mener plus d’investigations préalables avant notre départ ? » Même si les aventures de Linoa lui manquaient, elle préférait éviter un voyage inutile et se consacrer au concret.