Le rade d'Erika affichait ses volets clos depuis plusieurs jours, un détail qui commençait à lui pourrir l’esprit. Ryo, lui, jouait les fantômes, sans mauvais jeu de mot. Pas une approche, pas un signe. Il se retenait de penser à elle, ou du moins, de le montrer. Il n’avait aucune envie qu’elle le taxe de stalker, même si, franchement, la frontière était floue. Il aurait pu tirer les vers du nez à Dan ou aux roses pour gratter des infos sur elle, mais il n'était pas du genre à aimer être exposé. Pas par honte. Comment ne pas aimer une femme telle qu'Erika ? Ce n'était pas juste sa beauté qui le retournait, Ryo avait une gueule bien trop défoncée pour être de ceux qui s'arrêtaient aux apparences. Non, elle avait ce truc en plus, ce quelque chose qui accroche les tripes, et qui lui donnait une foutue envie de la protéger à tout prix.

Ses sentiments, il les muselait. Ça ne devait jamais peser sur elle, ne jamais l'incommoder. Chose qui serait impossible si elle se mettait à soupçonner qu'une carcasse ambulante pouvait ressentir quelque chose pour elle. Aucune nana ne rêvait de ça. Alors il la laissait en paix, enfin autant que possible, passant parfois incognito pour boire un coup à son bar avec un collier trompeur qui lui donnait l'apparence d'un type lambda, puisqu'il ne serait jamais passé inaperçu avec son visage écorché. Il se contentait d'une boisson, isolé, et repartait sans demander son reste, juste pour avoir un aperçu d'elle, vérifier qu'elle allait bien. Sauf que maintenant, avec le bar mystérieusement fermé, il était rongé par l'ignorance. Il revint le lendemain, toujours fermé, toujours sans trace d'elle. Des travaux ? Un accident ? Ne tenant plus, il actionna son pouvoir le plus répugnant : son corps s’auto-incinéra, et ses cendres filèrent sous la porte fermée jusqu'à la salle des missions. Il se recomposa devant le tableau, fixant le vide laissé par une fiche manquante. Merde, il ne se souvenait plus ce qui avait été planché là.

Il ajusta les manches de sa veste en cuir, vérifiant qu’elles camouflaient bien les marques de sa peau. Ryo était toujours à bloc sur le couvert complet quand il se pointait devant Erika avec sa vraie tête. Les cols roulés ? Une torture de démangeaisons. Il endurait donc un pull blanc, ras-du-cou, qui ne masquait pas assez son bordel personnel. Long silence. Il n'y avait bel et bien personne ici. L'enseigne était dénuée de vie, mais pas de mort. Ryo se tourna vers le fantôme d'une femme solitaire, perchée à une table où les roses posaient parfois leurs culs, ses mains jointes en attente. Il l'avait déjà croisée. Une vieille connaissance d’Erika. Elle lui balança sans détour que la brune s'était barrée pour une mission une heure plus tôt, lui lâchant des détails qui lui serrèrent le cœur, ou ce qu'il en restait. La mission était beaucoup trop dangereuse. La femme lui fila toutes les infos, cadeau — ça, c'était nouveau. D'habitude, il fallait qu'il marchande pour tirer un mot des morts. « Qu'est-ce que vous voulez ? » La femme haussa les épaules. « Ramenez-la entière, c’est tout. » Les morts ressentaient tout, voyaient tout ; elle devait piger son truc pour Erika.

Paniqué à l'idée d'arriver trop tard, il l utilisa à nouveau sa méthode dégueulasse d'auto-crémation pour filer vers les hélistations. Par chance, Crystal, ce repaire de friqués, offrait le réseau de transports aériens le plus dense, y compris pour les coins paumés. Erika n'avait pas tant d'avance. Sur place, il trouva miraculeusement un direct pour l'île. La présence de Ryo à bord fit dégager la moitié des passagers, les autres l'esquivant comme un nuage radioactif durant le trajet. Pas con, vu le personnage. Même quand il n’était pas d'humeur à massacrer du monde, une part de lui était toujours motivée à cette éventualité.

Le transport se posa sur l'île de Salomon, endroit où il fut le seul à descendre. Cet île était une destination de kamikazes, pas de touristes. Grâce aux indications du spectre, il savait où se rendre. Avec sa téléportation de souterrain, il ne tarda pas à trouver la belle. Son corps se recomposa derrière elle, histoire qu'elle ne voit pas la scène un peu crade. « Bonjour Erika » Il énonçait toujours ce prénom avec une douceur particulière. De la réserve aussi. Le macchabée croisait peu son regard, inquiet à l'idée d'y voir du dégoût. Logique, vu sa gueule. Il prit un air intéressé par le décor. « On m'a dit que tu convoitais la Jadéite Blanche. Apparemment, c’est gardé par un Adamankhélone, un truc qui avale du rang S pour son quatre heure » Erika était balèze mais, seul, il n'y aurait que lui, déjà mort, qui devrait pouvoir oser. Il avança vers la jolie brune et la contourna pour poursuivre la route. « Alors... je suis là. Pour m'assurer que tu reviennes en un seul morceau. Je ne te demande pas ce qui t'a pris de partir seule. Moi non plus je ne prendrais pas les décisions les plus éclairées si je devais fréquenter ce mange-merde de Dan trop souvent. »

Heureusement, il avait gardé juste assez de distance en arrivant, sinon il se serait pris un crochet du droit en pleine figure. La marge de sécurité permit à Erika de le reconnaître juste avant que le coup ne parte. Le regard de Ryo suivit le mouvement de sa main dans ses longs cheveux bruns avant de les détourner. Sûr, il n'était pas du genre à s'arrêter aux apparences, mais merde, il avait quand même des yeux pour voir, et elle était renversante. Bien trop pour subir l'indignité d'être reluquée par un macchabée. Sa tirade, un déluge de jurons retenus, le fit sourire vaguement. Provoquer la peur, c'était son quotidien. Tout en sachant que celle d'Erika venait surtout de la surprise, il lâcha cette plaisanterie funeste :« Mh, j'fais souvent cet effet » et ajouta un petit «  Désolé » parce qu'il convenait effectivement de prévenir avant de jaillir de nulle part. En général, il se fichait éperdument des règles de bienséance, mais pas avec elle. Avec elle, ça comptait.

La belle s'approcha, totalement indifférente à son allure décharné, et frappa son épaule d'un geste complice tout en défendant Dan. Un goût amer lui monta à la gorge en pensant à lui, ce fameux patron, que cette femme respectait au point de ne pas tolérer la moindre insulte. Ryo bouillonnait de ressentiment envers ce type, d'être vivant, d'être fringuant. En fait, il détestait tous les hommes qui s'approchaient un peu trop d'Erika. Dan avait le mérite de ne pas être lourd, de se tenir à carreau; autrement, il aurait sans doute fini avec une tronche aussi fracassée que celle du Belfire. Les deux se croisaient souvent, les occasions ne manquaient pas pour lui redessiner la gueule. Ça ferait un super retournement de situation. Le regard que les autres hommes posaient sur Erika le révulsait. Bonne chose qu'il ne soit pas toujours à ses côtés, et qu'il fut impossible de commettre le moindre crime à Crystal. Autrement, le nombre d'yeux crevés aurait été spectaculaire.

Ils marchèrent côte à côte. La suivre jusqu'au bout du monde... ? Elle n'avait pas idée... « Laisse-moi faire, au moins cette fois » murmura-t-il, sa voix dépourvue de cette tonalité sinistre qui le caractérisait habituellement. Il retint de justesse l'insulte dans les propos qui suivirent. « ...Dan... ne voudrait pas que tu sois seule pour cette mission, la reine non plus » ajouta-t-il, comme pour justifier son intrusion dans sa solitude. Peut-être étaient-ce ces mots qui mirent Erika en alerte. Il se raidit presque en même temps qu'elle. « Comment tu as su que j’étais ici ? Tu tiens vraiment à m’accompagner ? Tu sais tu peux rentrer au QG je ne dirais rien à personne surtout si quelqu'un t’envoi me chaperonner ! » « Personne ne m'envoie. J'étais dans le coin. Les morts sont bavards, c'est comme ça que j'ai appris ta présence ici, ainsi que ton objectif. » Il haïssait devoir lui mentir, mais il se sentait acculé, sans autre option. Que pouvait-il lui dire ? Je devais savoir comment tu vas, ça fait plusieurs jours que je ne t'ai pas vue et ça me rend fou ? Jamais. Et puis, il n'avait pas totalement menti, après tout. C'était bien le monde des morts qui lui avait montré la voie . Il fallait simplement laisser croire que leur rencontre était une coïncidence, pas un acte calculé. C'était plus sûr. Prétendre que Dan l'avait envoyé serait trop risqué, une simple phrase de l'homme à leur retour suffirait à le démentir. Erika reprit la marche. Il fit de même.

« Pour te répondre, oui, je tiens à t'accompagner. Tu préférerais que je disparaisse ? » Il était prêt à faire ça, à la suivre comme une ombre, comme un chien, trop conscient que c'était déjà un privilège qu'elle le tolère à ses côtés, qu'elle lui parle comme à un égal. Elle l'avait même touché. Sa veste avait formé une barrière entre eux, une chance, car il se doutait qu'elle ne se serait pas amusée à tâter la peau lacérée, lui même trouvait ça dégoûtant tout en vivant avec. Mais sa proximité n'avait pas semblé la repousser. Sous ses pieds, Ryo sentit les vibrations du sol, annonciatrices d'ennuis imminents. Évidemment, ils ne pouvaient pas rester tranquilles trop longtemps dans ce coin hostile. Une flamme bleue jaillit de sa main. Lorsqu'il tendit le bras, la déflagration balaya les arbres alentour, réduisant l'obstacle vivant en un tas de cendres. Il avait agi sans penser, un réflexe. Il savait qu'Erika pouvait réduire en miettes n'importe quel monstre de seconde zone qui oserait entraver leur chemin dans cette forêt, mais pourquoi la laisser se salir les mains quand il pouvait intervenir ? Il posa alors la main sur le sac volumineux qu'elle portait : « Je peux te décharger ? » proposa-t-il, une offre mi-pratique, mi-métaphore de son désir de prendre sur lui ses fardeaux.

Il leva les yeux, sentant une main sur son crâne. Ses yeux croisèrent ceux d'Erika, qui jouait avec ses cheveux. Un clin d’œil, un déhanché qui clama "regarde-moi bien", mais il détourna le regard. Elle était comme ça, naturelle, donnant matière à se rincer l’œil pour la pourriture humaine. Et la pourriture morte. Ça faisait de lui un veinard? Peut-être.

Alors qu'il avait arraché un bout de forêt, ce qui permit au passage de mieux voir le paysage, Erika lança une pique pour la verdure massacrée. « Ce terrain n'est pas une propriété privée » la rassura-t-il. « Y a que les morts qui peuvent se plaindre. Et il n'envoient pas de facture. Pas à vous en tout cas » ajouta-t-il avec cynisme. Erika cherchait le côté positif. Ryo observa brièvement sa propre main, celle qui avait projeté les flammes. Il n'avait jamais su user de son pouvoir à bon escient. Il n'osait pas lui avouer que ce sont des flammes qui détruisent, mais qui ne réchauffent pas. Peut-être devrait-il essayer tout de même, si elle le lui demandait ? Il redoutait l'idée de la décevoir.

Ryo se mit un peu en retrait, échappant à son champ de vision pour se passer la main dans les cheveux et essayer de comprendre pourquoi Erika les avait touché plusieurs fois. Est-ce qu'ils étaient doux ? Il n'avait pas l'impression, du moins, pas particulièrement. Il relâcha ses mèches, ses doigts rasant machinalement ses lèvres, et merde, un sourire. Lui, un imbécile heureux ? Ça serait le jour. Son visage reprit vite son masque habituel, celui d’un type qui avait embrassé l'amertume une fois de trop.
Ils déboulèrent dans un recoin qui aurait pu être un bout de paradis, si seulement ils n’étaient pas sur cette foutue île de tous les dangers. Une clairière cernée de fleurs sauvages, une cascade, de l’eau claire, et des rocher, un cliché de carte postale qui hurlait à l'embuscade.  « Tu préfères quoi ? On voit pour monter plus haut ou on s'arrête pas très loin pour un campement ? » S'il écoutait son envie profonde, il serait déjà autour d'un feu de camp, à prendre la première pause qui se présente pour passer le plus de temps possible avec elle. Une envie égoïste. Erika haïssait ces coins. Confort. C'était son truc, pas le camping sauvage. Fallait rien faire pour la ralentir. « Déjà besoin d'une pause ? Heureusement que je suis là... » il la taquinait, mais la vérité, c'est qu'il scrutait son visage, cherchant les marques de fatigue sous ces putains de beaux yeux. Pour l'instant, que dalle. « Si tu es assez en forme pour avancer, avançons  », proposa-t-il, attaquant la montée.

Un geste désinvolte, et les flammes bleues balayèrent un troupeau de loups de guerre, des Zinogres, avant même que ceux-ci ne décident si ça valait le coup d'attaquer les deux visiteurs. La voie était libre. Malgré le sac d'Erika qui pesait sur ses épaules, c'était pour elle que Ryo se bouffait les sangs. Il la surveillait du coin de l'œil, prêt à intervenir si elle flanchait sur la pente traîtresse. Sa main se levait machinalement vers elle chaque fois qu'il avait l'impression qu'elle faisait un faux pas, n'osant pas la toucher à moins d'empêcher la chute. Elle n'avait pas besoin de lui, mais qui sait. Il veillait sur elle avec autant de précaution qu'un père veillait sur son enfant. Avançaient-ils dans la bonne direction ? Probable, vu le nombre de spectres qu'ils croisaient, un véritable décompte macabre des âmes qui s'étaient cassés la gueule ici. Au détour d'une falaise, ils tombèrent nez à nez avec l'adamankhélone, ce serpent géant dont la tête émergeait de la grotte, énorme, bloquant presque l'entrée. Ryo fronça les sourcils. La bête était interte, morte, sans l'ombre d'un doute. Pas de mort naturelle. Des sorts destructeurs l'avaient pulvérisée et, au vu du sang encore frais, elle devait avoir clamsé il y a une demi-heure max, et en silence. Il n'avait rien entendu.

« Quelqu'un de plus coriace que ce monstre est probablement après la même merde que nous », lâcha Ryo avec humilité, sans jeter un regard à Erika, sans cette pointe de 'je te l'avais dit, que c'était dangereux ' dans la voix. L'adamankhélone était un monstre qui terrassait les rang S, or la personne après la Jadéite blanche était encore plus balèze que ça « Vous voulez que je vous dise s'il est dans la grotte ? » pipa un spectre. Ryo tourna la tête. C'était un type plutôt jeune, la trentaine, mais qui avait pourtant l'air aussi frais qu'un repas de trois jours. Il s'appuyait contre la falaise comme si, sans elle, il s'effondrerait. Dans ses yeux, une lassitude abyssale. Ryo lui répondit en pensée, pour pas passer pour un con. « Ouais, vas-y. » « Est-ce que vous pouvez déposer des fleurs sur la tombe de ma fiancée en échange ? » L'hostilité jaillit dans le regard de Ryo. « Tout ça juste pour cette putain d'info ? Garde-la, ta merde. » Il avança pour aller voir par lui-même.

Erika le saisit par le bras, lacérant la tentative avec sa remarque. Sourcils discrètement haussés, il s’enfile cette arrogance, se bourre de l'idée qu'il pourrait écraser tout ce qui bouge ici. Et surtout, il sait, au fond, qu’il est plus mort que vivant. « Mourir… », releva-t-il, seul à comprendre la farce macabre de la chose, trop amoureux d'elle pour l'admettre à voix haute. Ce n'était pas de l’absurde, pas vraiment. C'était Erika, avec sa douceur tragique, qui insistait pour jouer à faire semblant qu’il vivait encore. Son regard s'adoucit. Il toucha doucement sa main. « T'es sûre que tu m'as bien regardé, Erika ? »

Bruits de pas, un murmure depuis la grotte. Ah, le mage légendaire? Une silhouette se dessina. Juste un éclair de présence, parce qu’Erika se dressa devant Ryo, un mur bloquant l’accès comme si sa présence pouvait arrêter les balles. Paranoïa bien placée. Ryo se tenait effectivement prêt à s'en prendre à la vie du blondinet de la même façon qu'il avait effacé les monstres du paysage. Il ne situait pas le type. Erika le connaissait, apparemment. Elle devait l'avoir rencontré avant que Ryo n'appartienne à Reaper et que Dan et Malik n'organisent un barbecue sur son corps. Son estime de l’autre était suffisante pour le croire capable de terrasser l'Adamankhélone. « C'est toi qui as tué la bête ? »« Non, ce n'est pas lui », lança le spectre adossé à la falaise, une réplique qui semblait jetée à Erika, mais c'était Ryo qu'il visait. Ryo, un aimant pour les âmes en déroute. Le macchabée, perplexe, trouvait bizarre que celui ayant terrassé un tel monstre ait décampé sans récolter les fruits de sa victoire, laissant les plus faibles fouiller la carcasse de ce qui aurait dû être son trophée. Le défunt reprit la parole, ignorant les petites comédies des vivants. « Et si je vous dis où trouver la jadéite blanche ? Ce n’est pas lui qui l’a. Elle n’est pas dans cette grotte, je sais où elle est. » Finalement, le mage inconnu n'était pas reparti les mains vides. Peut-être détenait-il la pierre rare, en cavale quelque part. Si c'était pour aider Erika à atteindre son objectif, cette fois, Ryo était prêt à négocier. Bref échange silencieux avec le spectre détenteur des secrets de la pierre. Cette info, ça méritait un marché, surtout après qu'il lui révéla où reposait la fiancée. Faisable.

Mais son intérêt pour la quête s'évanouit quand il vit la brune brutalement tirée par le bras, entraînée vers l'homme. Il ignora même l'insulte lancée, qui n'était qu'une constatation de fait : Ryo était effectivement une morgue ambulante. Y avait pas à s'émouvoir. La manière dont la brune était traitée, ça, ça ne passait pas. Une flamme jaillit dans sa main, puis s'éteignit quand Erika se libéra violemment de l'emprise. Elle invita l'homme à se barrer avec sa came, lui laissant une porte de sortie. Pourquoi, bon sang ? Son intérêt pour les trésors de ce lieu était évident, et Dimitri possédait manifestement quelque chose de valeur dans sa besace. Pourquoi lui accorder le respect qu'il ne lui avait pas rendu ? Ryo comprit qu'Erika était simplement trop gentille. Ce n'était pas grave, il pouvait être le salaud pour deux.

Il la contourna. Un geste brusque, et il avait arraché le petit sac pendu à la ceinture du bellâtre. Dedans, un trésor : des écailles de l'Adamankhélone, diamantées, améthystées, brillantes. « Je vois que ce n'est pas de la camelote », il lâcha, flegmatique Le blondin essaya de récupérer son bien, mouvement désespéré, mais Ryo esquiva, rapide, et sa main trouva la gorge de l'autre. Une prise ferme, implacable, au point que Dimitri ne chercha pas à frapper mais à desserrer ces doigts de fer, en vain. Il fallait être un abruti fini pour ne pas avoir la présence d'esprit de craindre le cadavre ambulant et de s'en tenir à distance. Pas étonnant qu'Erika parlait à cet individu avec mépris. « Et que ce type n'est pas ton ami » ajouta-t-il sans la regarder, ses doigts creusant plus profond. Un tir sec, et c'est le larynx qui vint, arraché, une giclée de sang marquant l'air, épiglotte pendante. Le corps s'effondra, mort sur le coup. Ryo resta de marbre. Tuer, déchiqueter, pour lui, c'était devenu aussi banal que respirer. Y a eu un temps où il était un autre homme, un bon type. Puis il s'était réveillé en monstre, et il avait embrassé sa nouvelle identité avec une ardeur presque inattendue.

Qu'on se le dise, les hommes qui maltraitent Erika n'avaient pas d'avenir. Ryo essuya sa main ensanglantée sur son pantalon sombre. Aussi simplement, il posa le sac d'Erika au sol, ouvrit une pochette externe et y plaça le butin. « Ça vaut une fortune. » Il laissa le cadavre derrière lui, sachant où aller désormais. « Dépêchons-nous, j'ai pas envie de croiser le fantôme de ce crétin »

« Pas sur qui revienne connaissant le tocard ! » L’insulte flottait encore quand il répliqua, la voix tranquille : « T'es sûr ? Il avait l'air du genre collant ». Un sourire discret ornait le coin de ses lèvres. Il se sentait tellement proche d'elle, quand ils se mettaient à deux pour descendre la même chose. Le mépris à deux, c'était aussi une forte complicité. « Alors où allons-nous ? Qui te l'a dit quoi et contre quelle faveur ? » « On va juste à côté » déclara Ryo. Ils longaient la falaise. Juste quelques mètres, une broutille. Ils n'auraient même pas eu besoin du spectre pour trouver. Ryo avait mordu à l'appât, mais ça faisait partie du jeu. Ce n'était pas le pacte le plus difficile à remplir de sa vie de toute façon. « Il veut que je dépose du jasmin sur la tombe de sa fiancée. » Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule ; le spectre était là, une ombre fidèle, à quelques pas derrière. Soudain, une main se glissa dans la sienne. Son cœur fit un bond. Réaction primitive et pathétique. Il tourna un visage étonné vers Erika.  Elle retira vite sa main, s'excusant comme si elle avait commis un faux pas grave. « Rien à voir... » Il se sentait con, deux fois plus embarrassé qu'elle s'excuse d'un mal qu'elle n'avait pas commis. « Y a pas de mal » Il aurait voulu lui demander pourquoi ce geste. Il aurait voulu lui dire de ne pas jouer avec le feu, de ne pas tenir la main d'un homme si ses intentions n'étaient pas claires, à moins qu'elle ne veuille qu'il s'accroche à une lueur d'espoir. Mais Ryo n’était plus vraiment un homme, juste le vestige de ce qu’il avait été. « L'autre type a pris ce qui avait le plus de valeur, mais on peut toujours aller vérifier, si tu y tiens. Pas la peine de partager les butins. L'argent ne m'intéresse pas. »

Au détour de la roche, le spectre désigna un petit lopin de terre, des arbres et des fougères géantes se dressant comme des gardiens d'un sanctuaire. Ryo s'avança avec prudence. Parmi l'herbe haute, un cadavre en décomposition avancée reposait face contre terre, une main grotesquement étendue sur une pierre. Le sol à côté de lui avait été retourné, un signe évident d'une tombe improvisée. La fiancée était là-dessous ? Ryo tourna son air blasé vers le spectre. Ce type était censé lui indiquer où se trouvait la jadéite blanche avant toute chose. Sa part du contrat venait toujours après. « Dans ma main » indiqua l'autre. Sa main ? Cet homme à terre, c'était donc lui. Ryo s'accroupit près du corps et saisit la main putréfiée. Ouvrir ces doigts, c'était comme tenter de briser de la roche, mais il força, écartant les os raides pour révéler une petite pierre blanche nichée dans la paume, un croisement entre un diamant et une perle.

Ryo se redressa. « Ce sont eux qui ont tué l'Adamankhélone », annonça-t-il à Erika d'une voix sombre. La femme était morte, chassant un trésor qu'elle n'avait jamais pu voir de son vivant, tombée pour une pierre que la bête gardait. L'homme, lui, avait survécu assez longtemps pour enterrer sa fiancée puis s'était laissé mourir à côté d'elle, une mort misérable, serrant ce bijou qui symbolisait tout l'amour qu'il n'avait pas su protéger. Peut-être était-ce pour cela que le spectre de la femme ne hantait pas ces lieux; elle avait trouvé une paix que son idiot de fiancé avait refusé. Se tournant enfin vers le spectre, Ryo cracha avec mépris : « T'es vraiment une sombre merde. » Son regard était dur, sans pitié. Le mort ne le contredit pas, rongé par les regrets. « Vous avez suivi votre copine, vous aussi. Vous auriez pu vous retrouver à ma place. » Elle n'était pas sa copine. Ryo l'ignora cette fois et revint vers Erika. Il lui montra la jadéite, ce petit trophée macabre, avant de la balancer dans son sac aussi. Il se plaisait à penser que sa situation était différente de celle de l'homme mort. Ryo avait les tripes et les moyens de protéger Erika. Il ne l'aurait jamais laissée crever. Il n'aurait jamais permis à la faucheuse de s'approcher trop près. Avant de partir, il jeta un dernier regard au cadavre pourrissant, grotesquement enlacé à la tombe de son soi-disant amour. À y regarder de plus près, Ryo était déjà à sa place. Il était mort aussi. Il était en train de pourrir aussi. Sauf que lui, il avait l'audace d'aimer une vivante. « On peut retourner du côté de l'autre bestiole » Il aiderait Erika à dépouiller l'Adamankhélone et embarquer dans un transport, avant de remplir sa part du pacte. L'histoire tragique du couple défunt le rongeait plus qu'il ne l'aurait admis. Et bientôt, il ne put plus retenir ses mots à l'égard de la belle: « La prochaine fois que t'as envie de te jeter dans la gueule du loup, appelle-moi. Ça coûte rien. »

Les mains enfouies dans les poches, Ryo stoppa net, le sol crissant sous ses pompes. Erika, de son côté, scrutait la forêt et le corps en décomposition. Ryo la regarda avec une tendresse qu'il s'interdisait de ressentir, sa douceur déchirante contrastant avec la cruauté brute de leur environnement. Elle? Impassible, son visage sculpté dans l'indifférence, ses cheveux bruns fouettés par le vent comme les cordes d’un navire en perdition. Le geste de respect envers le mort ne signifiait rien pour elle; un réflexe, peut-être, comme respirer ou cligner des yeux. Le cadavre reçut une stèle de fortune, un hommage futile dans le grand théâtre de l’absurde que la nature leur jouait. Mais un hommage qui toucha profondément le spectre en leur présence. « Il te remercie »  murmura Ryo en reprenant la marche, s'arrachant à la contemplation de la brune. Elle ignora la demande qu’il avait brûlé de lui faire depuis qu'il l'avait retrouvée - qu'elle fasse attention à elle-même, qu'elle arrête les missions suicide. Mais non, elle tourna même cela en dérision. « Erika » Sa voix portait une menace à peine voilée, un avertissement glissé entre les lignes de leur script de survie. Elle fit une promesse, avec des mots aussi vides que le regard d'un poisson mort, le laissant muet, amer, perdu. Son but de servir la déesse, ancré en lui, serait une tâche si douloureuse à accomplir dans un monde dont Erika ne faisait plus partie. Ils revinrent devant la carcasse de l'immense lézard.

« Parait qu'une partie de son corps est incrustée dans la roche. De loin, cette falaise ressemble à une carapace. » Il lâchait ces mots avec l'indifférence de quelqu'un qui s'attendait à tout moment à être interrompu par le prochain désastre. « Mais j'en sais pas grand-chose. C'est la première fois que j'en vois un. » Et il n'aurait jamais dû en voir, si ce n'était pour veiller sur Erika, cette tête brûlée compulsivement attirée par le danger. Enjambant le cadavre du gêneur d'avant, dont le spectre n'était pas encore apparu, Ryo inspecta la cavité d'où le long cou de la bête sortait. Un espace sombre et menaçant, un trou à rat parfait pour une nuit d'oubli. L'idée de partager ce refuge avec Erika? Trop douce, trop cruellement séduisante pour être tolérée. Elle méritait mieux que ce tombeau de fortune, mieux que la compagnie d'un macchabée qui voit d'autres macchabées. « Il n'y a pas de 'on', Erika. C'est toi qui dormirais. C'est trop dangereux pour moi de baisser la garde. » Il n'avait de toute façon pas besoin de sommeil. Ryo était déjà dans la phase de repos éternel, lui.

Il tourna le dos à la grotte et fit face à Erika. « Mais pourquoi vouloir passer la nuit dans ce trou? Appelle Dan, il te doit bien ça. Le sol est pourri, j'te veux dans un lit » Les mots s'échappèrent avant qu'il ne puisse les retenir. Conscient de leur portée inattendue, Ryo se figea brutalement alors qu'il la contournait. Il ajouta, avant que la remarque sur sa connerie ne tombe. « J'veux dire, tu devrais dormir dans un lit » Aucune gêne en apparence, juste un murmure qui s’effaça dans le vent. C'était plus qu'une maladresse sur les mots, c'était un cri de l'inconscient. Tu dégoûtes, mec, pensa-t-il, secouant brièvement la tête. « Prends ce dont tu as besoin. Je te retrouve ici dans une heure. »

Notamment pour lui filer un coup de main avec le bazar à trimballer. Le gros lézard, menace numéro un de l'île, n'était plus qu'un tas de chair en décomposition. Ryo, son esprit dégagé de cette crainte, faisait confiance à Erika pour jouer sa part. C'était ça l'amour, alors? S'inquiéter comme un dingue, foirer à tout va, se sentir con ? Il s'éloignait, et putain, elle lui manquait déjà. Une heure, c'était ce qu'il avait; ce connard de spectre n'avait pas choisi la quête la plus simple. La fleur qu'il cherchait était une rareté ici. Le fantôme lui collait aux basques, débitant des histoires sur sa fiancée défunte et cette obsession pour le jasmin. Ryo avait l'air d'écouter, mais en vérité, si ses lèvres restaient scellées et qu'aucun « Ta gueule » ne surgit, c'était juste parce que ses pensées étaient toutes braquées sur Erika. Il espérait qu'elle dégainerait son téléphone pour appeler son chef. Dan, avec son bras long, pourrait sûrement arranger un crochet nocturne par l'île via un héliport qui passait sur l'autre continent. Ouais, les billets coûteraient la peau des fesses, mais Ryo en avait rien à foutre. Il cracherait le cash pour le billet d'Erika. Quarante-cinq minutes plus tard, il redéboulait devant la grotte de l'Adamankhélone, un bouquet de jasmin à la main, lâchant un « J'arrive » en passant.

Il laissa tomber la branche de jasmin sur la tombe de la fiancée. Le spectre qui veillait sur elle s’évapora dans la reconnaissance. Quel soulagement de ne plus avoir un connard à te respirer dans le cou à chaque pas. Au retour de Ryo devant l'Adamankhélone, le silence perdura, une couverture épaisse et suffocante. Rien ne bougeait. Pas un frisson dans l'air lourd. Il s'approcha de la grotte. Son pseudo-cœur loupa un battement. « Erika ? » Sa voix rebondit sur les parois humides et froides. Il s'engouffra à l'intérieur, scrutant chaque recoin pour un signe de vie, ou pire, de mort. Rien. Le néant. Il ressortit, balaya du regard l'horizon qui s'étendait comme un océan de falaises et d'herbes sèches. Pris au dépourvu, il jura sous son souffle. Cinq putain de minutes depuis qu'il l'avait vue pour la dernière fois. Impossible. Peut-être qu'elle avait juste décidé de se barrer, à la demande de Dan qui aurait repris les commandes. Ryo forca son aversion pour lui au second plan; il devait savoir avant de s'alarmer pour des conneries, comme d'habitude. Il appela le supérieur de la brune sans vendre la mèche, demandant seulement si Erika l'avait contacté. Ce n'était pas le cas. Ryo raccrocha brusquement, une rage froide se répandant dans ses veines. Elle était partie seule. Chaque fois qu’il s’approchait trop d'elle, la belle lui rappelait sa place. En fait, elle avait bien raison de le faire.

Il envisagea de marchander avec le fantôme le plus proche, jusqu'au moment où le spectre de l'idiot qui avait tourmenté Erika émergea du corps abandonné. Ryo serra le poing. S'il y canalisait toute l'énergie du mort, sa disparition serait définitive. Mais le spectre se déplaça, détaché, et Ryo suspendit son geste. Il suivit cette ombre, traversant le territoire hostile, évitant les obstacles tant monstrueux qu'humains. Dimitri disparut dans un chalet isolé, englouti par l'ombre des arbres. Peut-être que c'est là que créchait le type que Ryo avait envoyé valdinguer plus tôt. Le macchabée pénétra à son tour.

Erika, peinarde, occupait le canapé, un verre de vin à la main, absorbée par l'écran devant elle, inconsciente de la malédiction que murmurait le spectre à ses côtés. Une lueur bleutée naquit dans la main de Ryo. Il absorba l'énergie du défunt jusqu'à la moelle pour le réduire au silence. Erika, elle, se ficha de lui en attendant, reprenant sa gaffe d'avant, comme si elle était seule au monde. Ryo lui lança un regard empli de reproche. Ça la faisait bien rire, cette situation. Elle se fichait pas mal, qu'il crève de peur pour elle. Mais non, elle n'avait pas à savoir tout ça. Il n'avait pas le droit d'insister sur la promesse faite, de toujours le prévenir, de faire attention. Il n'avait pas le droit de lui dire combien il avait l'impression de crever une seconde fois quand il pensait qu'il lui était arrivé malheur, et combien son absence lui arrachait un peu plus l'âme. Elle riait, oui. Ignorance ou indifférence ? Peu importait. Il détourna le visage, plus écoeuré par sa propre vulnérabilité que par l'attitude désinvolte d'Erika. Avec une amertume qui lui rongea la gorge, il rompit enfin le silence. « Puisque tu es partie sans un mot, je suppose que tu préfères être seule. La chambre est à toi. » Son masque d'indifférence, son armure contre le monde et contre elle, se resserra autour de lui. Il ne devait pas laisser transparaître combien elle l'avait touché, combien il dépendait d'elle. Pas une seconde il n'envisagea que la disparition de la jeune femme fut l'objet d'une manipulation, un test de sa réaction. Faire des expériences psychologiques sur ce qui lui restait d'humain ? Non, Erika n'était pas ce genre d'expérimentatrice.

Ryo déposa son sac près de la porte. Il attrapa le PHS de la brune, abandonné sur la table basse, pianota quelques instants, avant de le reposer. « Je vois que t'as bien mon numéro. Appelle-moi si besoin. Je serai dehors. » Paroles lancées dans le vide, parce qu'elle, elle avait déjà trouvé toute seule le chemin du divertissement et de l'alcool, pas besoin de lui pour ça. Un dernier murmure désengagé à son attention avant le départ. « Merci quand même pour la proposition. » Une brise froide balaya la pièce quand il ferma la porte derrière lui. Quelques pas, et il s'accouda à la balustrade de bois, comme un vieux sentinelle fatigué. Il ferma les yeux. Un soupir lourd s'échappa, marqué d'une résignation amère. Il ne lui en voulait pas, à Erika, de vivre sa vie. Elle méritait sa liberté, et lui, il n'était personne pour l'enchaîner. Il n'avait qu'à fermer sa gueule. Elle allait bien, et rien d'autre ne comptait. Il resterait là, un chien de garde muet, pendant que la reine de la soirée aurait son lit douillet, le luxe qu'il lui souhaitait. Et le lendemain, il serait toujours là, à jouer les porte-bagage pour elle, quand elle aurait décidé de partir.

Et alors qu'il se tenait là, Ryo sentit ce pincement au cœur, ce goût amer dans la bouche, cette nausée de l'âme propre à un homme blessé. Blessé, c'était risible. Il était mort. Pourquoi la douleur de se sentir traité en conséquence le frappait-elle encore? Cela n'avait aucun sens. Mais le sens, après tout, est la première chose qu'on perd dans la solitude.

Il entendit la porte du chalet grincer derrière lui, un râle métallique qui annonçait l'arrivée d'Erika. Elle s'accouda dos à la rambarde, juste à côté de lui, leur bras se touchant presque, une caresse accidentelle ou un supplice délicat. Il se demanda brièvement s'il l'avait agacée. Mais elle restait là, muette, comme une condamnation silencieuse, l'air lourd de ce qu'elle ne disait pas. Le vent charriait les bruits de la forêt, le murmure des feuilles et les cris lointains des bêtes qui traînaient leur misère sur cette île. « A quoi penses-tu ? » Sa voix douce le surprit. Ryo tourna la tête vers elle. Tu es belle. La pensée le traversa avec la brutalité d'une balle. S'il n'avait pas le contrôle de sa langue, il se serait déjà égorgé pour ne pas prononcer ces mots. C'était la première chose qui lui était venue à l'esprit, au milieu du chaos de ses tourments, une tempête qui ravageait son cerveau et comprimait sa poitrine. « Trop de choses. Tu péterais un plomb. » Il articula avec cette désinvolture étudiée, comme s'il commentait la météo, comme s'il était un mort-vivant juste en manque de bière ou de drogue. Une nonchalance qui dissimulait une souffrance viscérale. Ce n'était pas seulement ses sentiments pour elle. C'était un enchevêtrement de doutes, de rage et de confusion, empilés comme des cadavres dans une fosse commune. Tout était tellement plus simple quand son corps ne se décomposait pas. Une émotion à la fois. Fatigue. Peur. Joie. Des réponses automatiques aux stimuli, de la logique brute. Peut-être que c'était ça, la vie. Une suite de réactions bêtes et simples. Et lui, où se trouvait-il maintenant ? En enfer ? Ou comme ces âmes damnées qu'il voyait, écrasées par les tourments de leur vie passée, errant sans trouver la paix. Rien de son existence ne le retenait ici. Rien sauf la reine. Et cette fille.

«  Notre amitié t’a-t-elle lassé ? Tu devrais savoir depuis le temps que c’est ma façon d’être ! J’aimerais vraiment que tu me dises le fond de ta pensée ! » Elle le considérait comme un ami ? Le mot flotta entre eux, toxique. Il n'avait jamais osé rêver être plus, tellement persuadé d'être moins que la simple idée qu'elle puisse le voir comme un ami semblait un fantasme grotesque. C'était un cadeau inattendu. Mais un cadeau empoisonné aussi. Laisser quelqu'un en plan, c'était pas le traitement qu'il réserverait à un ami. « C'est quoi ta fleur préférée ? » Le sarcasme empoisonnait la question. Elle comprit, évidemment. Quelle fleur pour décorer sa tombe, le jour où son inconscience la tuerait ? Il aurait dû la fermer, suivre le script. Mais non, elle insistait pour savoir ce qu'il pensait vraiment. Mais ça c'était rien, encore, il était loin d'avoir déballé le pire.

« Finalement, pourquoi es-tu là ? » « Je m'inquiétais pour toi. » Il n'avait pas oublié son scénario. Le scénario de : j'étais dans le coin. L'un n'empêchait pas l'autre. L'excuse bidon pouvait abriter cette vérité. Il haussa les épaules, nonchalant. « Je t'ai laissée seule parce que c'est ce que tu voulais. Tu es venue sur cette île seule, et tu t'es carapatée seule. Je ne suis pas en colère.  » Son cerveau n'était pas encore totalement décomposé. Il savait lire entre les lignes, comprendre les messages sans sous-titres. Erika avait eu la courtoisie de dire qu'elle appréciait sa compagnie, mais ses actions parlaient plus fort que ses mots.  « Et je ne te demande pas de changer. » Il s'adaptait, c'était tout. Et il devrait mieux jouer son rôle, ne pas la déranger comme il le faisait maintenant. Ryo ne lui posa pas la question en retour, il ne lui demanda pas pourquoi elle était là, à côté de lui, au lieu d'être à l'intérieur. La brunette, cette énigme ambulante, s'inquiétait pour lui, ou peut-être juste pour ce qu'il pensait d'elle. Peur de le perdre dans un caprice. Sa sollicitude était un baume sur la plaie qu'elle avait elle-même ouverte.

Ryo laissa son regard glisser sur elle, ce visage en forme de cœur, mis en valeur par ses cheveux relevés, sa peau diaphane au clair de lune, ses contours trop délicats, comme si la nature s'était foutue de lui en créant une telle beauté. Ses yeux foutrement bleus, son nez droit, sculpté, la courbe de ses lèvres. Hypnotisé par cette perfection absurde, il leva doucement sa main. Erika l'avait touché aujourd'hui, plusieurs fois, mais il ne prenait pas ça comme une invitation à rendre la pareille. Le bon sens revint, coupable. Ses doigts n'atteignirent jamais sa joue. Ils frôlèrent sa mâchoire en retombant sur la rambarde. Ryo détourna les yeux vers le paysage, une toile sombre à l'image de ses pensées. « Il suffirait qu'un troupeau de Rajangs passe par là pour défoncer cette baraque en deux secondes. Je vais rester ici. Tu peux aller dormir. T’inquiète pas, je ne suis pas lassé de veiller sur toi. » Un sourire moqueur ourla discrètement le coin de ses lèvres. « Pas encore. »

Elle passa une main dans ses cheveux en riant. Un geste simple, anodin. Pour elle, c’était probablement rien, une impulsion. Il resta immobile, laissant le moment passer, son visage, un masque d’indifférence. « On sait toi et moi que même le battement d’aile d’un papillon nous réveillerait ou nous mettrait en alerte alors je doute en aucun cas qu’on entendra un troupeau de Rajangs à des kilomètres !! » « N'en sois pas si sûre. Je dors comme un mort. » « Allez, va te coucher aussi. » Elle bailla, la fatigue tirant ses traits. « Et puis, je sais que tu ne te lasseras jamais ! Impossible, n’est-ce pas ? » « T’es incorrigible » murmura-t-il. Il la regarda s’éloigner, sa silhouette se fondant dans l’obscurité du chalet. Le baiser sur son front brûlait, une blessure invisible parmi toute cette peau écorchée. « Bonne nuit, tête brûlée ». Il ricana intérieurement. On ne pouvait pas trouver surnom plus juste. Il se contenta de hocher la tête, ses pensées déjà ailleurs, dans un endroit plus sombre où il ne pouvait l’emmener. Ryo ne dormit pas cette nuit-là. Il traîna ses bottes autour du chalet. Cette île, c’était l’enfer, un endroit où même les arbres te regardent avec un rictus de travers. Il purgea le périmètre. Les monstres ne se fatiguaient jamais ici, pour ça que les types se relayaient à surveiller avant qu'ils n'arrivent.

À l’aube, il s’affala sur le canapé. La pauvre âme d'un type qu’Erika avait assassiné arpentait la pièce, les yeux vides, marchant en cercle sans même lui jeter un regard. Puis elle arriva, fraîche comme une brise, habillée de ce pyjama qui laissait peu de place à l’imagination. Elle s’installa à côté de lui, comme la scène banale d’un couple ordinaire. Une caricature grotesque d’un bonheur domestique qui lui serait à jamais interdit. L’ironie dégoulinait de chaque seconde, parce qu’elle, elle ne voyait rien, ne comprenait rien. Elle vivait dans une bulle d’ignorance, totalement inconsciente du gouffre qu’elle creusait en lui, jour après jour. « Comme un mort » répondit-il à sa question. Il la fixa un instant, ses yeux passant sur les mèches rebelles de son chignon.

Ryo se leva, laissant une distance volontaire entre eux. Trop proche, trop dangereux. Il se dirigea vers la fenêtre, observant l’aube percer à travers les arbres. « Va te préparer, on a du chemin à faire »  dit-il à voix basse. À n'importe qui d'autres, il aurait fait remarquer, avec cette insolence qui le caractérisait, qu'ils n'étaient pas dans un chalet de vacances. Il lui lança un dernier regard, un mélange de désir et de renoncement, avant de se tourner vers la porte. Pas le temps de s'attarder sur ce qu'il ne pourrait jamais avoir. Ils devaient partir, rejoindre l'héliport, quitter cette île maudite.  « Je t'attends dehors ». Elle le rejoindrait bientôt, vêtue cette fois pour affronter la réalité, pas pour continuer à jouer à ce jeu absurde de faux-semblants. Il l'entendit bouger à l'intérieur, préparer ses affaires.

La porte s'ouvrit derrière lui. Il ne se retourna pas immédiatement, savourant encore un instant cette solitude glaciale, avant de devoir faire face à nouveau à cette présence qui le hantait plus que tous les esprits de l’île. Le chemin fut semé d'embûches qu'ils écartèrent, assurant leur retour vers le transport. L'effet fut immédiat lorsqu'il monta à bord. Les passagers désertèrent le pont où il resta pour le voyage. Une sage décision. Ryo était censé descendre en premier, dans la logique de l'itinéraire, mais il resta jusqu'à ce qu'ils atteignent Crystal Valley. Il saisit doucement le poignet d'Erika avant qu'elle ne le quitte. « Je sais que t’as tes façons de faire. Ça doit être facile d'obtenir ce que tu veux en comptant sur ton charme et ce que les autres voient en toi. » Il interprétait ainsi sa façon de se comporter avec lui, de se montrer tactile, son manque de pudeur. « Mais t’as pas besoin de ça avec moi. » Quelques jours plus tard, en rentrant dans son bar, elle trouverait un vase de pivoines, fraîchement coupées, trônant sur le comptoir.