Orange Mécanique & Saignés, éreintés, dormant sur un œil depuis plusieurs jours, Knightwalker et ses figures de proue s’étaient définitivement affranchies de l’espoir d’une permission. Les entrainements cadrés et les missions préparées dans le détail, minutées, ne représentaient plus qu’un lointain souvenir qu’on évoquait parfois à dos de Légion, en discutant du bon vieux temps où la royauté légitime s’étendait bien au-delà de ce misérable lopin de terre au nord de Galad. On signalait des états d’urgence de toutes parts, pour sauver les soldats aux points de ravitaillement pris d’assaut, pour sauver leurs alliés trahis au sein des royaumes, pour sauver les autres, pour sauver tout le monde. S’ajoutaient à cela les obligations d’affaiblir l’ennemi, frapper un point et persévérer, ou repartir dans la débâcle. Et ainsi de suite. Une guerre d’ego, selon la commandante, un jugement qu’elle gardait pour elle. Skyadrum imposait une vie contraignante aux earthlandais pour le bien de leurs terres, Nyx exerçait un culte de la personnalité digne d’un régent, et Mystogan, ayant un problème avec le sacrifice des autres, se sacrifiait lui-même en leur nom. Il n’y avait pas de mauvais roi à Edoras, seulement des rois illégitimes. Erza ne plierait le genou que devant l’héritier réel à la couronne, le soutenant dans toutes ses décisions, aussi périlleuses fûrent-elles. Elle avait repris son ancienne tradition des raids solo, sans être parvenue à déléguer une telle responsabilité à Pierce alors qu’il en avait largement le niveau. Sa coutume d’extraire de ses hommes toute la sueur, l’effort de labeur jusqu’à l’âme, avait laissé place à un sentiment proche de la pitié à de nombreuses occasions. Chaque fois qu’elle les croisait, où menait les escarmouches, elle retrouvait des silhouettes tassées, des contenances mortes, des jambes sciées. Les vétérans sous son commandement, usés, disposaient d’une résilience abracadabrante au combat, tels les vieux chênes centenaires de Nibel croulant sous outrages du temps, après mille rafales et mille tempêtes, tenant toujours debout. Rentrée fabuleusement tôt après le soutien d’urgence à un repli militaire vers la Cité Royale, Knightwalker se hâta vers les salles d’eau des officiers supérieurs avec l’espoir névrosé d’enfin pouvoir profiter d’un arrêt d’une quinzaine de minutes en baignant dans une chaleur réconfortante de propreté. Elle devait cumuler six heures de sommeil et, douze minutes de douche, sur sept jours. Seul son maniaque de service avait eu le courage de sacrifier du repos au nom de l’hygiène. Chacun choisissait ses batailles.

Guidées par un enthousiasme puéril, ses mains activèrent les robinets et renversèrent une quantité de savon qu’elle ne regretta pas malgré la menace d’un bouillonnement de mousse jusqu’au plafond. La chute de son plastron s’accompagna de la sonnerie du PHS posé sur le plan des doubles lavabos, envoyant un frisson électrique parcourir son échine. Le regard vidé d’émotion et de volonté, Knightwalker se laissa tomber tête la première dans l’eau et s’y coula plusieurs secondes, encore à moitié habillée, bâillonnant ce son dérangeant, cherchant la quiétude d’un embryon dans son liquide amniotique. Après quinze sonneries, le décrochage automatique s’activa, une option de kit mains libres qui participait à la morosité de son humeur au quotidien. Erza émergea pour écouter les instructions, le coin de ses lèvres tirées vers le bas en une moue dégoûtée. Des earthlandais étaient retenus contre leur gré dans un laboratoire de Troïa, non pour des prélèvements d’aethernanos, mais pour la condition singulière de cobaye à des expériences morbides. Une situation de péril grave, doublée d’une occasion de racoler quelques âmes perdues à leur cause. Erza s’arracha du bain et saisit son cellulaire, tentant de contacter des officiers disponibles pour la prise en charge du raid. Ceux qui répondirent étaient dépêchés ailleurs, les autres ne décrochaient pas. La commandante s’enroula dans une serviette, enfila les nu-pieds trop grands à disposition, et se hâta vers les quartiers de la seconde en jetant des salves de bulles et de gouttes sur une bonne partie du trajet. Elle ignora les recrues trop jeunes, aux airs de revenants, qui la saluèrent sans vraiment la voir, et déboula dans les dortoirs. Deux officiers assez expérimentés pour sa mission dormaient la bouche ouverte, avec trop peu de souffle pour ronfler les concertos cafardeux auxquelles un tantinet de bonne santé les exposerait. Un nouveau sentiment de pitié l’empêcha de hurler qu’on se bougeât. Un soupir, et elle rejoignit sa chambre. Erza s’habilla sans vraiment se sécher et essora ses cheveux d’une poigne de la gauche tout en téléphonant à Ethan de la droite. Il s’occupait de la protection civile, elle ne serait qu’un bras armé servant sa cause.

« Je vais gérer. On se retrouve au hangar. »

Son armure cliqueta à une cadence de plus en plus pressée. Ethan ne fut pas plus en avance qu’elle à leur point de rencontre. L’écarlate se demanda si lui aussi venait de tourner en rond dans l’espoir de déléguer sa charge. Elle décrocha du mur le harnais gigantesque de son Legion, portant les marques d’une négligence sinistre, et le transporta sans effort .

« Je n’arrête pas de demander à ce qu’on concentre les efforts sur le Royaume de la Nuit. Quand Edoras n’aura plus de magie, Nyx et sa clique auront le monopole. »

Elle faillit percuter Ethan dans la précipitation. Il ne fallait pas être sur son chemin. Malgré le poids de l’équipement, la commandante bondit sur sa monture et la brida avec la délicatesse d’un troupeau de béhémoths. Tout en faisant, elle poursuivait sa tirade maussade.

« Autant profiter que Skyadrum retarde l’échéance pour se concentrer sur leurs victimes, leurs terres, leurs repères. Je ne dis pas qu’il faut ignorer le signalement présent, seulement que les prochains devraient concerner les fanatiques. »

Elle se redressa en avisant à Ethan, la mine prête à lui poser une question. L’expression de son visage se referma sitôt qu’elle croisa son regard et elle se ravisa avec un soupir aiguisé.

« J’allais réclamer ton avis mais au diable, il va encore m’agacer. Monte. »

Peu de jours étaient marqués de la pierre blanche d’un accord entre eux, mais il en existait. L’avis du commandant lui importait, elle n’avait simplement pas l’humeur de tolérer qu’on lui dise merde sans que ça ne terminât avec la face de l’un d’eux trouant le sol. Ou alors il faudrait le tact d’une Heartfilia.

« Le peu de troupes que j’ai ici sont dans le coma. Je n’ai pas osé les réveiller, ça te laisse une idée du désastre. Comment c’est, de ton côté ? »

Le temps où elle stimulait ses soldats en leur faisant comprendre qu’ils n’étaient tous que des bourricots oscillant entre la fainéantise et l’incompétence lui manquait terriblement.

code by solosands

Orange Mécanique &« Tu penses vraiment qu’il faut laisser Skyadrum faire et miser su la magie pour gagner ?
—  M’as-tu déjà vu dire une chose que je ne pense pas vraiment ? »

Les prémices d’une contestation se dessinait sur un sujet pour lequel elle ne voyait aucune contestation possible. Ethan avait le chic pour emprunter des chemins de pensées dont elle ignorait l’existence. Et, bon sang, il ne pouvait pas s'empêcher de la contredire !

« Le métal ne peut rien contre les mages de Reaper. Contre le plus misérable mage de Reaper. Imagine. Un homme qui fait trembler la terre, un autre qui lève des armées de morts et les fracassent sur nous. La Cité Royale ne tiendrait pas une seule minute. »

Sans magie, plus de bouclier. Mais Ethan avait déjà sa réponse : virer Reaper, ainsi que tous les earthlandais, du paysage. C’était envisageable. Un affrontement sans magie contre Skyadrum se jouerait. Le traître avait certes un plus grand nombre de partisans, mais les piliers de son armée venaient d’Earthland. Il s’approcherait de la vulnérabilité. Toutefois, la qualité d’un tel argument ne trouvait pas grâce aux yeux de Knightwalker. Celle-ci n’acceptait pas l’idée de la régression, encore moins de la faiblesse. Renoncer à la magie appelait à la même douleur que celle de sacrifier un parent. Il fallait ne pas en avoir pour qu’un tel attachement à l’abstrait fût possible.

« Toutes les emmerdes viennent de la magie, s’en débarrasser une fois pour toutes devrait être une des options sur la table. »
« Toutes les emmerdes viennent des hommes » rectifia Erza, acerbe.

La magie ne faisait que fluctuer. Outil qu’on utilisait à bon ou mauvais escient, elle n’était pas dotée de volonté propre.

« Cette brève accalmie, qu’on a connue après la disparition de la magie, n’était que la préparation d’une terrible guerre dont nous sommes en train de vivre l’issue. »

Dans le monde idéal qu’Ethan se figurait, où la paix était possible, qu’adviendrait-il d’eux ? Knightwalker avait construit son identité autour de sa force, et de son ambition de guerrière. L’en priver la rendrait misérable.

« Toi qui voulais cette fonction de commandant, tu me dis qu’il vaut mieux redevenir poussière. Pourquoi ? D'où te vient cet attrait à l'insignifiance ? »

Skyadrum représentait son pire ennemi, mais également un espoir. Tant qu’il vivait, Erza avait encore des raisons de se battre. Est-ce qu’elle serait considérée redoutable, dans un monde sans sérum ? Après un silence inquisiteur, elle détourna le regard, prétextant s’intéresser aux plaines pittoresques de Mideel, et plus désolées que jamais. Elle ne serait pas étonnée que des sentinelles ennemies les eussent repérés.

« Qu’est-ce que nous sommes sans magie ? Des enfants avec des bouts de bois. Tu serais Anonyme Un, et moi, Anonyme Deux »

Ses mots n’étaient que des murmures. Erza ne savait plus à qui elle s’adressait vraiment cette fois, entre lui ou elle-même. Avec un peu de chance, le vent avait effacé sa voix.

« La troisième t’a filé des éléments pour aider, ou on y va à l’aveugle ? »

Bref regard vers Cavendish, afin de vérifier qu’il ne plaisantât pas. Un soupir. Erza enfila son oreillette. Encore une dépêche sans préparation. Et si la troisième division n’avait pas réalisé la première étape de son travail, alors un mur les attendrait à l’atterrissage. L’écarlate abordait cette éventualité sereinement.

« Considérons une configuration classique. Les activités de laborantins au rez-de-chaussée et à l’étage. » Quelques cobayes s’y trouveraient, mais bien peu. « Captifs au sous-sol. Accès le plus rapide par l’arrière avec des escaliers de service, tu seras relativement tranquille, enfin… Tout ceci n’est qu’une supposition. Pas si hasardeuse, mais une supposition tout de même. Je descends en première, et je m’occuperai de faire le ménage en passant par l'entrée principale. »

Ils n’étaient que deux personnes pour ce sauvetage. Son Légion pouvait accueillir une quarantaine de passagers. Cette charge n’était pas pour autant recommandée. Cavendish ne devait pas s’encombrer de boulet. Elle se tut en réalisant qu’on essayait de communiquer avec elle depuis un moment. Les grésillements de paroles prirent forme. Leur cible aurait dû être en vue. À ce rythme, ils allaient la dépasser avant la levée des protections.

« Dépêchez-vous.
–  Dix secondes, commandante.
–  Peut-on envisager du renfort ?
–  Non »

Erza répéta le négatif à voix haute, faisant passer un message clair à Ethan. Un coup de rênes obligea sa monture à effectuer un arc de cercle, leur offrant un peu de temps. Puis, le voile chimérique de plaine se leva, découvrant un à un les bâtiments cubiques du complexe.

« Je te donne cinq minutes. Dans dix minutes, nous ne serons plus là. Ne sauve que ce qui peut être sauvé. Et reste avec moi », ajouta-t-elle en désignant son oreillette.

S’il rencontrait des difficultés, ou que Skyadrum débarquait, la prévenir aussitôt lui permettrait de réagir et lui venir en aide. Tout se jouait à la seconde, son Légion était dressé avec la conscience du minutage. Erza ignorait toutefois s’il partirait vraiment sans elle en cas de retard. Elle n'en avait jamais eu.

Le regard entendu avec Ethan portait l'espoir que ce ne serait pas leur dernier échange silencieux. Elle bondit en première. Une cour verdoyante, coupée en deux par un sentier bordé de cyprès, précédait l'entrée de l'édifice principal largement mise en évidence. Au fracas des portes se succéda le cri d’alarme. Armée de Silfarion, la commandante sembla disparaître. Le vent siffla sur sa trajectoire. Des corps tombèrent à chacun de ses ricochets. Le sang fouettait l'air en giclant. Après les premières cibles faciles, les choses se corsèrent.
Le complexe s’organisait dans le contrepied de tout ce à quoi on les avait accoutumés. L’erreur de calcul les obligerait à inverser leur rôle respectif, elle à la protection, lui au front. Cavendish ? Il venait de sa division, ce n’était pas un problème. Erza en revanche, ne comptait pas les relations humaines dans la liste ténue de ses qualités.

code by solosands