Lestallum, la ville blanche. Tout ici était trop propre, trop parfait. Les bâtiments brillaient comme des os blanchis sous le soleil. Stan traversa le hall de l’hôtel de ville, ses bottes claquant sur le marbre impeccable. Tout était tellement lisse ici. Amusant d'imaginer ces innombrables plans de guerre et de destruction sous cette couche de vernis épaisse. La salle de réunion était immense, vide, avec des fenêtres qui donnent sur le port. Une table trop grande, des chaises trop confortables. Parce que c'est comme ça que ça marche. On tuait avec des réunions bien huilées. Mais pas aujourd'hui. Ce n'était qu'un contrat de chasse après tout, établi par des marchands qui pleuraient leurs profits perdus. Mais la mort du Ceadeus serait en réalité d'utilité public. Un navire de Blood Moon avait lui aussi disparu. Et d'après les derniers sos, il s'agissait de l'œuvre d'un monstre marin et non d'une attaque terroriste. Pas besoin de l'équipage qui les accompagnerait pour le moment ; seule Bellatrix se trouvait là. Elle était comme un coup de pied dans ce tableau de luxe aseptisé. Ses cheveux roses et son style vestimentaire juraient avec le décor, comme une tache sur la nappe immaculée d’un dîner mondain.

« Salut ! » Il avança dans la pièce avec un grand sourire adorable et posa le dossier sur la table. Les feuilles glissèrent en éventail de part et d'autres, entre cartes des routes maritimes et rapports d’observations. Il sortit ensuite le contrat de chasse et le mit en évidence, un peu comme la consigne d'une interro surprise. Malgré son statut, Stan ne comptait pas diriger l'opération en mer. « Le Ceadeus » annonça-t-il avec bonne humeur en tirant une chaise pour lui. « Y en a un qui s'amuse à couper la connexion entre Mideel et Solest. On comptait s'en débarrasser sans la demande de Crystal, mais puisqu'ils offrent une prime, autant prendre l'argent. ». Ce n’était pas un monstre qu’on pouvait charmer ou combattre à la loyale. C'était une force de la nature qui te réduit en miettes sans même te voir. Et quelques part, dans l'étendue infinie des eaux profondes, il attendait. Ce truc avait fait perdre pas mal d'argent, de marchandises et d'armes à tout le monde avec ses attaques, or il fallait que les business et la guerre plus ou moins froide continue de tourner.

Stan, il considérait qu'il n'avait rien à prouver, mais paraît que cette fille avait de l'ambition. À lui de voir si elle était à la hauteur de la tâche. Enfoncé dans son siège, il croisa les bras, l'air intéressé. « Tu seras le capitaine du navire. C'est cool, non ? » Le réceptacle cédait sa casquette avec enthousiasme. Un test, annoncé sous couvert d'une bonne nouvelle. Il la fixait avec ce sourire cordial, dans l'attente de quelque chose de solide. Stan voulait savoir si elle avait les tripes pour ça. Ce qu'elle avait dans la tête, ça, ce n'était pas un secret pour lui. Bellatrix ne faisait pas partie de ces têtes brûlées qui croyaient pouvoir tout régler en tranchant dans le vif. C'était déjà un atout. En revanche, avec l’espace que le maître occupait dans sa tête, Stan se demandait si elle avait encore de la place pour un vrai plan. Un truc qui tiendrait debout pour faire face à la difficulté de la mission. Parce que combattre en mer, c’était une autre histoire. Ce n’était pas ces petites bastons habituelles où on sait déjà qui va tomber et qui va se relever.

« Alors, comment on va s’y prendre pour l’abattre, ce monstre ? » demanda-t-il, sa voix douce, aimable. Si aimable que le défi ne semblait pas s'être faufilé à la surface.

L’annonce qu'il fit lui revint dans la tête comme une grenade, éclaboussant ses pensées avec l’image déglinguée de leur roi et Bellatrix, bras dessus bras dessous, traversant l’océan comme deux putains de héros de comédie romantique. Son sourire se figea, les lèvres étirées dans ce rictus mécanique, mais elle, bien trop enfoncée dans son propre délire, ne capta rien. « Enfin... Ce que Bella veut dire... C'est que tout va parfaitement se passer. » « Ouais, j’avais saisi », répliqua-t-il, faussement conciliant, bienveillant. L'ironie fut à peine perceptible. Quoiqu'il en soit, attirer sur la terre ferme un monstre trop gigantesque pour tolérer autre chose que le large ne lui semblait pas non plus une bonne solution.

Et là, elle balança son sac, le déversant avec l’enthousiasme d’un gamin qui défonce une piñata. Des goodies du roi se répandirent sur le sol, ses bibelots en plastique étincelant d’une absurdité crue sous la lumière de la pièce. C’était un bordel monstre. Le genre de chaos qui laisse deviner à quel point l’esprit de la fille est plus fragile que du verre sur le point d’imploser. « Ah ! Non ! Ne regardez surtout pas ! C'est personnel ! » cria-t-elle, les mains s’agitant dans une tentative pitoyable de dissimuler le désordre. « Ta maladresse est regrettable » lâcha Stan, un soupir cynique accroché à ses mots. Il haussa les épaules. « Et là-dedans, pas la moindre photo de moi » ajouta-t-il en secouant la tête, un pli de déception gravé profondément entre ses sourcils. Il prit une longue inspiration, comme s’il inhalait le poison de l’air, et murmura, feignant de s'adresser plus à lui-même qu'à elle : « Mon ego ne va pas s’en remettre. »

« Du coup, le plan de Bella... » Elle lui présenta une paire de patins, il hocha la tête. Très kitsch, très Bella, pas une mauvaise idée. La suite du plan ne fut pas aussi convaincante. Elle sortit une amulette – vieille, moche, du toc doré qui se voulait précieux. « Bella possède également ceci. Il s'agit d'une amulette magique qui permet de faire résonner des voix directement dans la tête de la cible afin de l'étourdir. Une petite démonstration ? » Stan observa l'objet sans bouger d'un poil, sans ciller. Tiens, ça lui rappelait vaguement sa vie, ce bibelot. « Inutile. Je sais déjà ce que ça fait. » Voix plate, déconnectée, la neutralité parfaite, ce qui instaurait une certaine froideur venant de lui, qui avait la bonne humeur facile habituellement. Il parlait comme s'il avait déjà fait les frais de ce sortilège. Elle l'ignorait, mais le bordel intérieur qui gronde jusqu’à ce que ça fasse mal, ça faisait partie de son douloureux quotidien. Pour cette raison qu'il évitait son regard. En le détournant de l'amulette, il s'intéressa à un bout de lambris en face de lui, un rictus aux lèvres comme s'il y lisait quelque chose.

« La foudre et l'eau, ça suffira pas. Quant à la confusion... prendre la tête d'un monstre en otage, c’est là que ça devient vraiment dangereux. » Son sourire jovial et énigmatique s'agrandit. Il était bien placé pour savoir combien on pouvait vriller quand on ne laissait pas notre tête tranquille. Bien sûr, elle ne ferait pas le rapprochement avec lui, et le prendrait comme une supposition dont il était certain. Après tout, son pouvoir restait un mystère de tous. Il ne l'avait jamais révélé à quiconque. « En tout cas, j'ai l'impression que t'as grillé quelques étapes. » Il la laissa mijoter dans le silence, lui laissant le soin de comprendre par elle-même en quoi elle allait vite en besogne. Et puis, sans prévenir, il se leva et attrapa les patins rose pailletés par les lacets, les faisant pendre à son poing fermé. Il avait accepté le cadeau qu'elle lui avait proposé. Est-ce qu'il les porterait ? Le Réceptacle voyait bien des raisons de ne pas en avoir besoin. Le strict minimum avait tendance à lui convenir. Il faisait partie de ceux voyageant léger. Mais on ne savait jamais. « Merci pour ça ! Viens. Faut que tu choisisses ton rafiot et tes gars, qu’on en finisse. » Il sortit de la pièce. Les dossiers ? La jeune femme avait l'air d'avoir de la place dans son sac, si elle en avait besoin. Il quitta l'hôtel de ville. Son ombre s’étira dans la lumière malade de Lestallum, et il marcha en direction du port, les mains dans les poches. « On dirait bien que je vais devoir mettre les mains dans le cambouis, finalement. »